Médecins et malades : le travail d’adaptabilité

Médecins et malades : le travail d’adaptabilité
05.04.2019 Réflexion sur Temps de lecture : 7 min

Face aux maladies rares d’origine génétique qui parfois ne donnent rien à voir ou à constater par la biologie ou l’imagerie, l’exploration d’une médecine de l’incertitude est apparue comme une des postures médicales éthiques les plus ajustées

Cette approche conduirait le corps médical à ne pas vivre l’évolution de la maladie et sa non-guérison comme un échec ouvrant alors à la perspective d’une médecine de l’adaptabilité. Celle-ci accompagnerait la nécessaire adaptabilité du malade à vivre avec sa maladie.

Au long cours, une médecine de l’adaptabilité

Le malade doit effectuer un travail de maintien de soi en vie ; il ne peut être effectué que par le malade mais il ne peut être réalisé seul. Il peut, aussi, être soutenu par le corps médical dans le cadre de ce que nous avons évoqué sous le terme d’une médecine de l’adaptabilité. Ici, il s’agit bien de l’adaptabilité au sens canguilhemien6, comme dynamique, sorte de capacité de la personne à retrouver en elle un nouvel équilibre, au long cours, avec ses nouvelles capacités et limites.

Une des caractéristiques de cette nouvelle étape est que le médecin et le malade sont dépourvus de solutions toute faites, d’un prêt-à-porter thérapeutique qui assurerait une issue favorable. Même le terme de guérison est interrogé puisqu’il ne s’agit plus de guérir pour faire comme si rien ne s’était passé et l’épisode « maladie » relégué aux mauvais souvenirs. Guérir peut, ici, pour le malade être simplement la capacité de retrouver une vie possible, intégrant ses nouvelles données et y trouvant suffisamment de sens pour la goûter et l’apprécier. Guérir, c’est probablement se réconcilier avec soi et consentir à ce que l’on est devenu, retrouver confiance en soi, et goûter ce qui est possible.

Loin de la seule proposition thérapeutique et d’un espoir de guérison, la médecine doit, alors, innover et déployer toutes ses capacités de soins pour accompagner et soutenir l’élaboration psychique du travail de subjectivation que le malade doit effectuer.

En effet, les malades ne relèvent plus, dans cette situation, ni de la médecine dite curative (puisque la guérison est impossible) ni de la médecine dite palliative (trop encore souvent encore réservée à la fin de vie). Pourtant c’est bien cette philosophie du « prendre soin » holiste de la personne et de son entourage qui se jouent, ici, au long cours par la mise en place des soins de supports. Nous sommes loin d’une représentation qui considérerait que cette médecine-là serait un échec puisqu’elle ne conduit pas à la guérison ad intégrum. Au contraire, cette médecine de l’incertitude et de l’adaptabilité est une médecine de la présence qui retrouve toute sa dimension humaniste où elle est à l’écoute de la souffrance, des besoins, du lent travail de chaque malade, toujours singulier, pour le soutenir à trouver son chemin de vie avec la maladie. Ici, il s’agit d’associer à la médecine basée sur les preuves, la médecine basée sur l’épreuve subjective qui fait appel à la médecine narrative accompagnant la recherche de sens de l’expérience vécue.

Le travail d’adaptabilité du malade

Si nous avons parlé de « travail d’adaptation », c’est volontairement pour insister sur la notion de labeur, d’effort, de coût humain, de temps nécessaire pour que l’adaptation puisse se faire. Ce n’est pas donné d’avance, il faut le choisir et prendre les moyens pour y parvenir, seul et avec d’autres. Il y a des temps où cela est possible, d’autres où c’est impossible, trop dur. Dans un paradoxe qui peut être choquant, nous entendons dire par ces malades, que la capacité d’adaptation aux nouvellesCanguilhem G., Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France « Quadrige », 1998. normes imposées par la maladie très grave, peut permettre étonnamment de vivre sa vie encore plus intensément, autrement.

Les personnes fragiles, vulnérables, malades ou en situation de handicap nous signifient par leur simple présence et leur combat, pour et dans la vie, que la perte et le manque ne sont pas le tout de l’homme. Cette ouverture dispose à l’inattendu de la vie et à la créativité pour sortir du cadre de la seule parole médicale prédisant l’avenir. Lors de cette phase d’adaptation qui permet au malade d’apprendre à vivre avec la maladie, il s’agit d’une métamorphose, d’une conversion personnelle au sens premier de « se retourner » pour pouvoir vivre avec des repères nouveaux tant personnels que sociaux.

Il s’agit donc, ici, de passer d’une vie conduite comme on l’entend, que l’on maîtrise, où l’on décide et fait des projets, à une vie où l’on est invité à consentir et accueillir humblement le possible, l’effort, le moment présent et faire des projets.

Le grand danger est l’épuisement par la maladie qui peut éroder, creuser, détruire, dévaster le malade. Il faut tout mettre en œuvre pour que cette puissance destructrice n’exerce pas sa violence. Il s’agit pour le malade de pouvoir se transformer sans être détruit et croire que cela est possible. C’est la capacité à envisager cette possibilité, cette ouverture qui est l’ancrage d’une espérance que la vie est à l’avenir envisageable avec la maladie et ce qu’elle impose. C’est là toute la différence avec le retour d’un « comme avant ». Ce peut être l’aube d’une seconde naissance, qui peut être laborieuse ou angoissante mais peut aussi conduire à inventer du neuf et s’autoriser à « ce que la maladie [puisse] se révéler source profonde, existentielle, de savoir et de création »Rivières A., Manifeste de Dingdingdong, Institut de coproduction de savoir sur la maladie de Huntington, Editions dingdingdong, 2012

Le malade est invité à travailler l’accueil de ce que l’événement provoque en lui, à l’ouverture de la vie qui reste présente, à chercher l’espérance au cœur de l’insoutenable. La situation peut être désespérante ; à lui de ne pas la vivre désespérée. Tout ce labeur à la recherche du sens perdu est parfois éreintant mais il est fondamental. Il est le lieu où la maladie n’est plus vécue comme une fatalité irrémédiable contre laquelle on ne pourrait rien. L’enjeu, ici, est de sortir de l’aléatoire ou du hasard évoqués pour expliquer la survenue de la maladie, vers une capacité de reprise en main, même minime, comme sujet. Le passage est étroit mais possible, il faut en trouver l’ouverture.

Le destin est dans l’événement, dans la particularité génétique, la destinée dans la manière dont le sujet vit l’événement. Le destin est imposé par le bagage génétique, les conditions extérieures, le savoir scientifique ; le risque est de s’y enfermer, toute force de résistance étant anéantie, le fatalisme passif devenant la seule issue. Le destin ainsi annoncé s’associe à un déterminisme écrasant.

La destinée s’organise dès que la personne concernée retrouve l’énergie de devenir le sujet coauteur de son destin, dont elle seule peut en faire l’œuvre de sa vie. Cette sagesse, cette résistance à la vio- lence de l’événement est la part et la responsabilité qui appartiennent au malade s’il est suffisamment soutenu. Mais c’est aussi de la responsabilité de son entourage et des soignants de le soutenir pour pouvoir trouver la force de faire le chemin.

Ainsi, la fragilité peut, paradoxalement, être une force et un creuset de créativité. N’est-ce pas là un message fort, manifesté dans notre monde où habituellement les seules forces sont celles du pouvoir, de la normalité, de l’absence manifestée de défaillances. Ces malades invitent la société à donner place à la fragilité, à ne pas la cacher mais à en reconnaître sa juste place qui n’est pas toute la place. Ceux qui vivent toute leur vie la différence, la maladie ou/et le handicap nous invitent à la bienveillance, ils sont les passeurs du vivre ensemble pour notre société.


déni.jpgTexte extrait de l’ouvrage « Approche des maladies rares génétiques, enjeux de reconnaissance et de compétence » aux éditions Erès – 2018

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