Lorsqu’un membre de la fratrie est en situation de handicap

Lorsqu’un membre de la fratrie est en situation de handicap
31.01.2014 Réflexion sur Temps de lecture : 12 min

Marion Griot, psychologue nous éclaire sur la question de la fratrie en général, avant de s’intéresser aux spécificités apportées par le handicap.

Bien que la fratrie soit aujourd’hui reconnue comme jouant un rôle fondamental dans la construction du sujet, les sciences humaines ont souvent placé son étude après celle de lien qui unit l’enfant à ses parents. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela.

D’abord, reconnaissons que les limites de la fratrie sont floues. A l’heure des recompositions familiales, il est possible de considérer comme frère ou soeur des personnes avec lesquelles nous n’avons pas de lien de sang. C’est la proximité partagée dans un lieu commun qui crée la fratrie.

D’autre part, le lien fraternel est complexe car il est interdépendant à celui du lien aux parents. Les fratries n’existent pas seules, elles sont incluses dans le système familial et en relation avec les parents. Son étude n’en est pas simple mais certains auteurs se sont questionnés sur la spécificité de cette relation et son impact sur le développement du sujet.

En psychologie, l’héritage de la psychanalyse implique une perception de la relation de l’enfant avec ses frères et soeurs comme subordonnée à la relation qu’il entretient avec ses parents. Le frère ou la soeur représente un obstacle dans l’appropriation du parent du sexe opposé. L’arrivée du cadet vient signifier une frustration de l’exclusivité de l’amour parental qui engendre de l’agressivité de l’aîné à l’égard du cadet. D’autre part, les psychanalystes expliquent que la présence de frère et soeur peut permettre de latéraliser les conflits qui peuvent exister avec le parent du même sexe, en particulier pendant la phase oedipienne. La fragilisation du lien fraternel étant moins risquée que celle du lien au parent, l’enfant va témoigner de l’agressivité à l’égard de son frère ou de sa soeur plutôt qu’à l’égard du parent. Nous devons donc à la psychanalyse l’idée que le lien horizontal qui existe dans la fratrie ne peut se comprendre qu’en référence au lien vertical qui unit l’enfant à ses parents. La psychologie n’a cessé depuis de souligner l’importance par les frères et soeurs dans la construction identitaire.

La relation fraternelle, une relation spécifique

De toutes les relations humaines, la relation entre frères et soeurs est la plus longue puisqu’elle se poursuit en général au-delà de la relation aux parents. Les frères et soeurs ne sont pas seulement nés des mêmes parents, ils passent de nombreuses années ensemble, partagent la même maison, parfois la même chambre. C’est aussi une relation égalitaire, symétrique. Les frères et soeurs constituent un groupe d’égaux (de la même génération) face aux parents. Néanmoins, ce ne sont pas des relations choisies, on peut alors se demander si le fait d’être issus des mêmes parents, de porter le même nom de famille, de vivre dans la même maison ou tout ça à la fois  suffit à créer un lien entre les enfants ?

Les mythes et les contes qui illustrent des relations fraternelles proposent des configurations tour à tour idéalement harmonieuse (Castor et Pollux, Ansel et Gretel) et/ou extrêmement conflictuelles pouvant conduire au fratricide (Caïn et Abel, Romulus et Rémus, Etéocle et Polynice, Seth et Osiris). Ils semblent indiquer que l’enjeu de la relation fraternelle est de trouver un équilibre entre l’amour engagé par la proximité partagée dans la famille mais aussi la haine du fait de la quête de l’exclusivité de l’amour parental. La question du semblable et du différent est également très présente dans cette relation : en quoi suis-je suffisamment le même que mon frère ou ma soeur pour faire partie du groupe fratrie et, à la fois, comment puis-je m’en différencier pour développer une identité qui me soit propre ?

Ces questions sont au coeur de la relation fraternelle et permettent d’expérimenter de nombreux sentiments humains fondamentaux. C’est auprès de ses frères et soeurs que l’enfant va se confronter à des sentiments d’agressivité, à des vécus de rivalité, de compétitions, de jalousie, mais il va aussi y tisser des liens d’attachement, d’amitié, de solidarité, de protection, de partage, de complicité. Ces expériences relationnelles que vit tout enfant dans sa fratrie vont lui faire éprouver des sentiments qu’il revivra ensuite dans d’autres relations comme celles avec les amis, les collègues et les relations amoureuse. La fratrie, berceau de la socialisation de l’enfant, permet de vivre des expériences relationnelles structurantes qui guident les relations sociales à venir.

Certaines caractéristiques propres à chaque fratrie vont influencer le mode relationnel entre les frères et soeurs. Dans les fratries nombreuses, il existe souvent moins de rivalité dans le partage des parents que dans les fratries composées de deux enfants. D’autre part, l’écart d’âge entre les membres de la fratrie influence la dynamique fraternelle : plus il y a d’écart moins les enfants s’influencent et moins ils sont proches. Les enfants sont dans ce cas moins en rivalité mais également moins proches. Puis, toujours du fait du jeu difficile entre identification/différenciation, les fratries unisexuées favorisent l’apparition de la rivalité. Soulignons d’ailleurs que mythes et contes illustrent souvent des fratries du même sexe, parfois même des jumeaux !

Et quand un membre de la fratrie est atteint d’un handicap ?

Les comportements des enfants au sein de la fratrie peuvent être de nature très différente en fonction de nombreux facteurs. Aucune fratrie n’est semblable à une autre car les enfants possèdent tous des personnalités, des histoires particulières qui engendrent des interactions uniques entre chaque frère et soeur. Peut-on alors affirmer que la présence d’une déficience chez un des membres de la fratrie va engendrer à elle seule une dynamique singulière ?

Bien que chaque situation soit unique, nous repérons cependant souvent que quand un enfant est en situation de handicap dans une famille, les parents vont être plus impliqués, plus présents dans ce qui se joue entre les frères et soeurs (Griot et al., 2010). Il est souvent difficile dans cette situation de laisser les enfants se disputer et gérer leurs conflits seuls surtout quand les parents ont l’impression qu’un des enfants peut être victime de l’agressivité de son frère ou de sa soeur, l’enfant porteur de handicap étant identifié comme le membre de la famille à protéger.

La situation de handicap d’un enfant confronte les parents à une ambivalence renforcée de ses sentiments à son égard. S’ils réfrènent leurs affects négatifs, les frères et soeurs peuvent les exprimer sans retenue (insultes, bagarres, etc.) Cette agressivité qui apparaît dans la relation fraternelle peut fait écho à celle enfouie par les parents. La présence renforcée des parents dans la relation fraternelle permet de limiter l’expression de l’agressivité des frères et soeurs entre eux et les parents sont ainsi moins rappelés à leur propre ambivalence, si difficile à accueillir envers leur enfant en difficulté.

Cependant, l’expression de l’ambivalence dans une fratrie se révèle nécessaire : il n‘y a pas de proximité entre frère et soeur si le conflit et la rivalité ne sont pas présents également (Griot et al., 2013a). La relation fraternelle est composée des deux pendants indissociables de l’amour et de la haine. Ainsi, encourager l’expression des affects négatifs à l’égard de son frère ou de sa soeur, qu’il soit ou non en situation de handicap, favorise le développement d’une relation fraternelle pérenne.

D’autre part, la rivalité fraternelle à laquelle tout un chacun est confronté dans sa fratrie joue un rôle fondamental puisque l’enfant apprend par ce biais à se confronter à l’autre, à faire le constat de ce qui est semblable et différent entre lui et son frère ou sa soeur, à faire face à des réactions d’hostilité, à se confronter avec un pair (même physiquement) autant  d’apprentissages nécessaires à la vie d’adulte.

A côté de la présence renforcée des parents dans ces fratries, d’autres ressentis peuvent apparaitre pour ces frères et soeurs. Ceux-ci peuvent ressentir une certaine culpabilité. Ils sont animés par des questions telles que : pourquoi mon frère est malade et pas moi ? Moi je peux courir, marcher, aller à l’école, vivre pleinement alors que mon frère/ma s?ur est  privé(e) de certaines activités. Cette culpabilité d’être en bonne santé peut apparaître à tous les moments de la vie : quand un cadet dépasse un aîné dans les apprentissages (apprendre à marcher, à parler, à lire) mais également plus tard : vais-je m’autoriser à avoir une relation amoureuse, à avoir des enfants alors que mon frère en est privé ? Afin d’atténuer ces vécus de culpabilité des membres de la fratrie, les professionnels peuvent aider les parents à identifier les domaines de compétences dans lesquels chaque enfant est performant. Le regard des personnes valides souligne, en effet, trop souvent les manques de l’enfant en situation de handicap sans valoriser ses atouts.

Dans les familles confrontées à des événements particuliers comme la survenue d’un handicap d’un enfant, il peut arriver que les enfants « valides » de la fratrie puissent par moment se sentir délaissés. En effet, dans ces familles, l’attention parentale est souvent portée sur l’enfant qui présente un handicap. Les autres enfants de la fratrie peuvent se sentir mis à l’écart et douter de l’égalité de l’amour distribué par les parents. Ce qui est douloureux à ce moment là pour l’enfant, c’est qu’il lui est difficile d’exprimer sa jalousie dans sa famille. Comment peut-il être jaloux de son frère ou de sa soeur alors qu’il a de la chance de ne pas être atteint d’un handicap ?! Accorder une place privilégiée à chaque enfant pour que l’enfant n’ait pas constamment l’impression de passer au second plan paraît ainsi nécessaire pour limiter ce sentiment de délaissement.

Culpabilisés de leurs ressentis négatifs à l’égard du frère ou de la soeur handicapé, frustrés par  des parents dont l’attention est focalisée sur un autre enfant plus en difficulté, les frères et soeurs peuvent adopter une attitude de repli et d’effacement. L’enfant a appris à ne pas exprimer ses émotions et ne parvient plus à les ressentir, les identifier et les exprimer. Quand ce phénomène apparaît, c’est souvent parce que l’enfant est conscient que ses parents sont très préoccupés par le handicap de leur frère ou de leur soeur et il ne veut pas augmenter les inquiétudes parentales. A l’inverse l’enfant peut essayer d’obtenir les mêmes privilèges que l’enfant handicapé qui prend tant de place dans la tête et dans l’emploi du temps des parents en développant des troubles du comportement (être dissipé à l’école, manifester de l’agressivité envers ses camarades, avoir des difficultés scolaires) ou développer des plaintes somatiques. C’est un moyen pour lui d’obtenir plus d’attention de la part de ses parents.

Tous ces phénomènes que je viens de citer ne sont pas générateurs de souffrance tant qu’ils restent ponctuels. N’importe quel membre d’une fratrie, quelle qu’elle soit, a adopté à un moment ou à un autre les comportements que je viens de décrire. Ce ne sont pas des comportements réservés aux frères et aux soeurs d’enfants en situation de handicap mais il semblerait que dans les familles avec un enfant handicapé, ceux-ci soient plus susceptibles de s’installer dans la durée, provoquant potentiellement des souffrances plus importantes. Le professionnel a ainsi pour tâche de repérer les comportements transitoires de ceux qui se chronicisent, freinant l’épanouissement de chacun des membres de la fratrie.

Il paraît également important de souligner que, comme chaque individu, le frère ou la soeur d’un enfant en situation de handicap peut développer un comportement résilient face à sa situation familiale. Certains d’entre eux, du fait de leur étayage familial, social ou de ressources personnelles, parviennent par exemple à une plus grande autonomie que les enfants de leur âge. Du fait de leur histoire, ils apprennent à se débrouiller seuls et développent la capacité d’être plus indépendants. Cette maturité dont ils font preuve est l’héritage de leur prise de conscience précoce de  la chance d’être en bonne santé et du souhait de protection qu’ils ont à l’égard de leurs parents qui peuvent être traversés par des souffrances importantes. L’expérience de ces enfants au sein de leurs familles atypiques permet ainsi de développer chez eux un sens élevé de la solidarité. Leur histoire a enrichi leur capacité à faire face à l’adversité ce n’est pas un hasard si beaucoup d’entre eux s’orientent dans des professions permettant de se mettre au service des autres.

Pour conclure, j’indiquerai aux professionnels la nécessité de soutenir l’expression de la rivalité et du conflit dans la relation fraternelle afin que frères et soeurs puissent établir une relation d’égal à égal. Pour aider à cela, la participation à un groupe de parole pour frères et soeurs ou en encore l’orientation vers un psychologue qui pourra initier un travail individuel ou familial sont indiqués.

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